Textes ludiques et de réflexion
Vous trouverez ici différents textes de réflexion ou des consignes pour préparer un concours de menteries ou une soirée de contes à relais…
- La lutte professionnelle, c’est comme le conte oral ! (2017)
- Des petits comédiens et le conte (2013)
- Soirées de contes à relais (2010)
- Le génie de Fred Pellerin ou quand le conte faire rire (2007)
- Le conte ne fait pas le conteur (2006)
- Concours de la meilleure menterie (2005)
Lutte
La lutte professionnelle, c’est comme le conte oral ! (2017)
Par André Lemelin (conteur, photographe)
Bon, vous allez me dire que j’exagère (comme souvent). Mais laissez-moi quand même vous confier que la lutte professionnelle (également appelée catch) est la discipline qui se rapproche le plus du conte oral (oui, oui, plus que la littérature et le théâtre réunis ensemble, mixture que les Français appellent « conte »…)
Depuis deux mois, j’ai assisté à une douzaine de soirées de lutte en tant que photographe – et je ne vous parlerai pas de celles que j’ai vues, enfant, dans notre aréna municipal ou à la télévision de Radio-Canada, lorsque les Géant Ferré, Mad Dog Vachon, Johnny Rougeau… s’affrontaient lors de combats épiques.
BattleWar 50, 3 décembre 2017 | Mes albums photos de lutte sont par ici.
Sachez que j’ai choisi d’aller photographier la lutte professionnelle par pure paresse, je l’avoue, car l’événement se déroulait près de chez-moi. J’aurais donc pu tout autant assister à une soirée de boxe, de badminton ou de hockey.
Au fil de ces soirées, les analogies entre le conte et la lutte se sont subrepticement imposées à mon esprit. Durant mes différentes prises de vues et mes réglages techniques, afin de capter l’équilibre entre la netteté des corps des lutteurs et le flou volontaire de leurs acrobaties, mon inconscient, ou ma déformation professionnelle de conteur, a commencé à associer des images aux lutteurs, des mots au brouhaha du public, des plans aux duels des athlètes.
C’est lors du BattleWar 50, aux Foufounes électriques, que tous ces éléments se sont mis en place et que j’ai finalement flashé : la lutte professionnelle fonctionne exactement comme le conte merveilleux et partage le même patern, le schéma actantiel.
Par dessus le marché, le public interagit pareillement comme dans les (bonnes) soirées de conte, en s’y investissant émotionnellement, ressentant de la sympathie pour le bon (lutteur, le héros) et détestant du même coup le méchant (personnage).
Autant que le conte est planifié, les matches de lutte sont aussi arrangés au préalable, mais pas totalement. Ils fonctionnent sur canevas, et seules les grandes lignes sont prévues d’avance, même si certaines cascades sont maintes fois répétées. Les lutteurs doivent par conséquent improviser et inventer durant le match, sortir du canevas de base et, de ce fait, recomposer le match.
Et le public, me demanderez-vous, il y croit, à la lutte ? Pas plus, ni moins que le public du conte croit au conte merveilleux ! Au surplus, la lutte, comme le conte, embrasse la même audience : familiale dans les endroits communautaires et adulte dans les bars.
Pour en revenir à la croyance, dans les deux cas, nous assistons à un pacte entre le public et l’univers fictif qui est l’acceptation de l’incroyable, du « c’est arrangé ». Dans le conte, en littérature, au cinéma…, nous l’appelons le pacte féérique, littéraire, de lecture, de fiction ou la suspension consentie de l’incrédulité, etc.
Dans le pacte de fiction, donc, le public accepte de croire à l’univers qui lui est proposé, le temps que cet univers a cours, le temps d’une soirée de contes, par exemple, avec des lutins, des ogres ou des fées, ou d’une soirée de lutte avec des braves champions ou des brutes psychopathes et forcenées.
Comme nous les savons, la réduction des personnages aux catégories des bons et méchants est une représentation manichéenne du monde. C’est l’essence de la tension proactive de la lutte et une propriété opérante et incontournable du conte merveilleux. Cette simple dualité va vite s’enrichir de multiples liens de pouvoir (l’un des trois axes du schéma actantiel – quête / communication / pouvoir) qu’entretiendront les adjuvants (aidants) et les opposants dans leur adversité.
Comme dans le conte merveilleux où le héros est épaulé (adjuvant) ou brimé (opposant) par des personnages, animaux ou objets, le lutteur – mis à mal par des méchants sortis de nulle part – verra surgir de façon inattendue d’autres lutteurs chevaleresques venir à son secours, au grand plaisir du public.
De la douzaine de soirées que j’ai fréquentées, le nombre de spectateurs présents dans les sous-sols d’églises ou dans les bars variait de la cinquantaine à la centaine de personnes. Juste le bon nombre pour ne pas former une foule, mais un groupe, et conserver le caractère « relationnel » cher aux conteurs. Comme je l’ai fait remarquer dans un court texte qui date déjà plus d’une dizaine d’années (2006), Le conte ne fait pas le conteur, « pour que les éléments de l’assistance et de la relation soient tout à fait effectifs, l’acte de conter doit se dérouler dans un endroit approprié, convivial et intime, à la mesure de la rencontre entre le conteur et l’assistance ».
Poursuivons : dans les deux cas, les conteurs et les lutteurs peuvent inciter le public à répondre par des formulettes d’introduction ou de participation. On pense, pour les conteurs, au fameux « Yé Cric » et « Yé Crac ». Nous retrouvons ce procédé narratif à profusion dans les soirées de lutte, où le lutteur peut réagir à un ou à un groupe de spectateurs qui l’apostrophent ou l’insultent ou en les interpelant directement. Je donne pour exemple le lutteur Twiggy qui implorait le public de lui scander « Love you Twiggy », alors que ce dernier répondait plutôt, dans un climat de rires et de malice « Fuck you Twiggy ». Bon joueur, Twiggy faisait semblant d’entendre « Love you Twiggy » et remerciait les spectateurs de l’aimer autant…
Bon, il faut tout de même apporter une distinction importante, à ce point : si, dans le cas de la lutte où le lutteur et son personnage ne forment qu’une seule et même entité sur le ring, le conteur et les personnages de ses histoires subsistent distinctement. On pourrait se demander alors : qu’attend donc le conteur pour se construire un personnage ? La peur de tomber dans le théâtre ? Ou dans les monologues/comédiens tels que les Contes urbains nous les ont montrés ? (Au fond, lors des premières années des Dimanches du conte, les conteurs avaient une aura proche de celle d’un personnage étant catalogués du genre du conte qu’ils donnaient : Jean-Marc Massie était LE conteur « mutagène », Renée Robitaille était LA conteuse « coquine », j’étais LE conteur « urbain », etc.) Or, le problème inhérent avec LE personnage, c’est qu’on reste piégé avec ses attributs pendant des années…
Anyway, à l’égal des personnages de conte, le personnage du lutteur est souvent incarné sous la forme d’un archétype. De plus, lors de son apparition dans l’arène, il se présente, costumé ou non, avec une histoire déjà établie, tel le héros de conte. Les spectateurs reconnaissent dès lors le personnage, ses habitudes, ses travers, ses prises de lutte favorites tel le Double Nelson ou le Frankensteiner, comme ils fixent le caractère naïf d’un Ti-Jean ou celui malicieux d’une sorcière lorsque que le conteur les introduit dans son conte.
Les lutteurs, comme les protagonistes des contes merveilleux, partagent une autre constituante du schéma actantiel : la quête. Pour un Ti-Jean, c’est la récompense de la princesse ou la moitié du royaume du roi à la fin du conte ; pour un lutteur, c’est la ceinture de championnat, symbole de réussite et de triomphe (du moins, le temps de la détention de la dite convoitée ceinture.)
Ces fameuses ceintures (différentes fédérations et catégories) règlent comme une horloge le scénario des saisons de la lutte. Les lutteurs s’affrontent pour la remporter, les bons comme les méchants. Les premiers rivaliseront dans les règles de l’art et de la technique ; pour les seconds, tous les moyens seront mis à contribution – tel les méchants frères du héros qui feront tout en leur pouvoir pour obtenir l’objet de la quête, quitte à renier père et mère.
À l’instar des personnages qui ressortent transformés ou grandis à l’achèvement de la quête dans les contes merveilleux, ceux incarnés par les lutteurs évoluent aussi au cours de la saison de lutte grâce une mise en scène plus ou moins inventive, selon les organisations de lutte (à Québec, la North Shore Pro Wrestling s’est alliée au comédien et metteur en scène Robert Lepage pour donner plus de succès à ses événements – reportage de Radio-Canada).
Un scénario annuel viendra harmoniser les soirées ou galas avec des liens, des coopérations ou des conflits entre les lutteurs/personnages pour les différentes rencontres, tirant profit, notamment, du schéma narratif en créant des déséquilibres (éléments déclencheurs) et des promesses de dénouement, ou en s’inspirant rondement des séries télévisées en empruntant divers procédés narratifs (arcs narratifs, épisodes, intrigues, renouvellements dramatiques, cliffhangers…) pour tenir en haleine les spectateurs tout au long du calendrier des saisons.
Comme les séries télévisées, les saisons de lutte s’inscrivent souvent dans une continuité – début, milieu et fin (qui est la quête ou l’enjeu du titre récompensé par la ceinture) – de sorte que des micro-récits peuvent s’enchaîner pour former une ensemble narratif plus grand que la somme des soirées (on pense aux Mille et une nuits pour le conte), offrant au final un grand récit où les spectateurs peuvent trouver leur propre sens et « devenir experts du monde fictionnel ainsi créé » (je vous renvoie à cette communication pour des notions utiles à propos de séries télévisées S01E02 – The Deconstruction Of Falling Stars).
Enfin, la lutte et le conte oral – ces deux incroyables machines à créer des récits – partagent les mêmes destinataires finaux, à savoir le public. Le conteur conte pour les spectateurs (même si Ti-Jean est en quête d’une récompense) et le lutteur lutte pour les spectateurs (même si son personnage convoite la ceinture) : tous les deux, avec leur langage spécifique (les mots imagés pour le premier, des techniques de lutte pour le second, et une maîtrise de la représentation théâtrale pour chacun), racontent des histoires fantastiques, invraisemblables ou touchantes.
Le monde de la lutte a tout de même une ressource enviable que le monde du conte n’a pas encore : des écoles de lutte avec des curriculums éloquents : apprentissages des techniques / psychologie derrière le combat / enregistrement vidéo et visionnement des entraînements /comment effectuer des entrevues devant la caméra / aide à la création de matériel promotionnel / etc.
En attendant que ces fameuses écoles du conte se matérialisent, et pour le pur plaisir d’explorer les arts de la scène (ou le « spectacle vivant », comme disent nos cousins français), j’imaginerais très bien voir des lutteurs s’associer avec des conteurs (ou vice-versa) pour développer des personnages plus grands que nature, construire des récits audacieux et cohérents, et, plus que tout, insuffler aux spectateurs une si grandiose quête qu’ils en auraient un inépuisable vertige initiatique.
Petits
Des petits comédiens et le conte (2013)
Je serai bref !
Des petits comédiens se retrouvent dans le milieu du conte. Ils sont faciles à reconnaître : ils écrivaillent leurs histoires, les apprennent textuellement, entretiennent un soupçon de mépris à l’égard du conte traditionnel et se font appeler « artistes ».
Pourquoi ces petits comédiens font-ils du conte et non du théâtre ? C’est simple : comparés aux comédiens professionnels, ils sont médiocres. Ainsi, ils viennent se mesurer aux conteurs.
Ils sont cependant surpris de constater qu’un conteur peut capter, dans un dépouillement, une simplicité et une bonhomie totales, un auditoire seulement avec sa parole.
Pour réprimer leur consternation, ces petits comédiens se font le porte-drapeau de la nouveauté et veulent trafiquer le conte à tout prix en s’affichant comme des artistes, car le rôle d’un artiste, croient-ils furieusement, doit impérativement tout enluminer.
Mais leur pénurie ontologique est flagrante !
Alors, ces petits comédiens s’entourent d’effets de toutes sortes : scénarisation, spots d’éclairage (ah ! la lumière), costumes, décors, musiciens… Mais ce n’est pas encore assez : ils empruntent des techniques aux mimes, aux clowns, à la marionnette, aux danseurs…
Nonobstant, ils se qualifient de conteurs, offrent des (dé)formations à gauche et à droite, réifient la parole vivante en pseudo-textes-littéraires-mis-en-scène et se vantent d’être actuels même s’ils ne sont que des petits comédiens.
C’est qu’ils confondent professionnalisation qui est la technique d’emballage d’un produit périssable avec innovation ou l’art de « transformer radicalement par des idées novatrices ».
La peinture moderne a renouvelé son langage de l’intérieur, comme la danse ou la photographie contemporaines.
Eux, ces petits comédiens ne le comprennent pas, pas plus que l’audace n’est pas dans l’apparence, mais dans langage du conteur, et que son essence n’est pas dans le milieu ambiant du spectacle, ni dans le contenu du conte, ni dans la multidisciplinarité, encore moins dans la lumière (sic), mais dans la narration !
Il est temps que quelqu’un le leur dise : vous êtes à l’image de votre simulacre esthétique : petits comédiens + petite littérature = petits artistes prétentieux !
Et dire qu’ils veulent faire du conte un art à part entière ! (Rires…)
© André Lemelin
Relais
Mise à jour : En 2020, lors du premier confinement (avril à juin) dû à la pandémie COVID-19, j’ai invité une centaine de conteuses et conteurs à raconter 24 contes traditionnels à relais en se filmant à l’aide de la caméra de leur téléphone ou celle de leur ordinateur, dans leur salon ou dans leur cour extérieure. Chacun des 24 contes réunissait une dizaine de conteuses et conteurs afin de créer une vidée de 20 à 30 minutes. Certes, la formule différait de celle présentée ici, mais restait tout aussi ludique. Pour plus d’information : Chaîne Youtube : youtube.com/c/lescontesarelais/ Page Facebook : facebook.com/contesrelais/ Site Web : lescontesarelais.com/ Bibliothèque en ligne : touslescontes.com/
Soirées de contes à relais (2010)
Que diriez-vous d’un soirée de contes participatives, collaboratives et sociales où tous peuvent conter s’ils le désirent ? Je vous propose des bases pour une Soirée de contes à relais ; à vous de les déborder afin de totalement conter ! (dernière mise à jour : 25-08-2010)
Résumé : des rencontres où des conteurs se passent à relais un récit-cadre. À l’intérieur de ce récit-cadre, des conteurs peuvent insérer des récits intercalaires (récits enchâssés dans le récit-cadre).
Des principes de la Soirée de contes à relais
- La Soirée de contes à relais, c’est une rencontre où tous peuvent participer à la narration s’ils le désirent, collaborer dans le but d’enrichir et/ou de modifier le contenu de la narration et socialiser pour se rencontrer au sens phénoménologique du terme, c’est-à-dire entrer en relation, de manière intentionnelle, avec autrui et le monde.
- Ces rencontres sont un mélange d’apprentissages, d’échanges et de réjouissances avant, pendant et après les rencontres.
- Ces rencontres se déroulent dans un emplacement convivial (cafés, cuisines, bars…) où un seul espace est partagé par tous.
- Le but des rencontres n’est pas de briller ni de triompher mais d’avoir du plaisir à conter ensemble un récit et de partager un moment unique.
- Ces rencontres sont entièrement gratuites et bénévoles, autant dans l’organisation, la participation et l’utilisation de l’emplacement.
- Ces rencontres encouragent la participation créative individuelle pour l’enrichissement créatif collectif.
- Le conteur est le narrateur d’un segment d’un récit et l’assistance est l’ensemble des personnes assemblées en un lieu qui prennent part à la rencontre, tout comme les assistants peuvent être conteurs s’ils prennent la parole et les conteurs assistants lorsqu’ils écoutent.
- Tout ce qui se conte dans lors d’un Soirée de contes à relais tombe sous le couvert du copyleft qui est un droit d’auteur collectif, c’est-à-dire que tout ce qui se conte appartient à tous et peut être raconté par tous mais ne peut pas être revendiqués de façon personnelle par une seule personne.
Un mode d’emploi de la Soirée de contes à relais
- Un instigateur lance une invitation à tous accompagnée d’un récit-cadre dans le but de se réunir pour tenir une soirée de contes dans un endroit convivial.
- Tous sont invités à participer à la rencontre, sous forme d’assistance et/ou de conteurs. Ceux qui veulent conter apprennent ou non le récit-cadre proposé, en tout ou en partie, et/ou peuvent préparer des récits intercalaires, et prévoir ou non où ces récits intercalaires peuvent s’insérer dans le récit-cadre.
- La durée de la soirée comme celle du maximum des interventions peut être ou ne pas être fixée en temps ; tout comme la soirée peut ne jamais se terminer ou se terminer sans un mot de la fin.
- Toute personne présente à la rencontre devrait (en principe) pouvoir, si elle le désire, participer à la narration, et le nombre de personnes présentes ne devrait pas être supérieur à cette possibilité. C’est l’expérimentation qui balisera la taille du groupe ; le groupe se change en foule lorsque les personnes présentes ne peuvent plus être considérées individuellement.
- Une fois sur place, à un moment donné, un conteur qui se sent d’humeur à commencer lance la narration jusqu’à un point de relais, à un récit intercalaire, etc., pour qu’un autre conteur reprenne la narration.
- Conter à relais, c’est passer l’histoire d’un conteur A à un conteur B (comme les coureurs se passent le témoin dans la course à relais). Pour cela, le conte doit être abordé, pensé et/ou mémorisé en tant que texte narratif segmentable, relayable et/ou fractionnable pour qu’un conteur B puisse reprendre le récit-cadre du conteur A, ou insérer un récit intercalaire, ou solliciter l’intervention de l’assistance.
- Un même conteur ne peut pas conter 2 fois de suite sauf si aucun autre conteur ne se propose.
- Toutes les techniques, figures et procédés stylistiques et narratifs (empruntés au conte de tradition orale, à la littérature, au cinéma, au théâtre, etc.) pour jouer avec la chronologie du récit et le récit lui-même (sans le perdre de vue) sont bienvenus et encouragés.
- L’instigateur peut jouer le rôle de modérateur si la narration collective s’embrouille car un des corollaires de la Soirée de contes à relais est de se surprendre soi-même pour mieux surprendre les autres (et vice-versa) dans la volonté que l’autre puisse tirer partie de cet étonnement et soit à même de poursuivre la narration.
Exemples de « relais narratifs »
- Expiration : le temps maximum est atteint ; un conteur B reprend la narration.
- Silence : lorsque le conteur A se tait ; un conteur B reprend la narration.
- Invitation : un conteur A peut inviter un conteur B à conter un récit intercalaire à l’intérieur du récit-cadre. (Par exemple, un conteur A peut altérer le récit-cadre de Cendrillon en disant que la marâtre n’ordonne pas à Cendrillon « de ramasser des lentilles » mais lui demande de conter une histoire. Ainsi, un conteur B peut conter un récit intercalaire et, ensuite, le conteur A, ou un conteur C, peut reprendre le cours du récit-cadre, poursuivre le récit intercalaire, etc.)
- Coupure : un conteur B peut aussi décider, sans être invité, de placer un récit-intercalaire, une description, etc. dans la narration du conteur A, dans la courtoisie et le consentement implicite…
- Amendement : un conteur peut re-conter le segment du récit-cadre ou intercalaire qui vient d’être conté (en disant, par exemple : – non, ce n’est pas comme ça que ça s’est passé… OU – ce que X vous ne vous a pas dit, c’est que… OU – si le conte se passait aujourd’hui, il se passerait comme… OU – mais le conte ne se passe pas aujourd’hui, ça fait que…)
- Etc.
Exemples de « dérives narratives »
- Assistance : un conteur peut inviter l’assistance à intervenir ou l’assistance peut intervenir pour enrichir et agrémenter la narration en cours (avec… une description, une voix, un bruit, une comparaison, une métaphore, une ambiance, lui indiquer le nom d’un personnage ou préciser l’apparence de ci ou de ça, en contredisant le conteur, etc. – sans tomber dans la trivialité ou l’impertinence…).
- Interdisciplinaire : un conteur, qui altère le récit-cadre ou un récit intercalaire, peut inviter un artiste d’une autre discipline à intervenir dans le récit. (Par exemple, un conteur qui altère le récit-cadre de Cendrillon en disant que la marâtre demande à Cendrillon de lui montrer si elle sait danser, ou chanter, ou jouer un instrument de musique, peut demander à une amie danseuse, qu’il a invitée préalablement, de danser… Ou une danseuse présente pourrait aussi initier cette dérivation…)
- Etc.
Voici quelques figures, techniques et/ou de procédés empruntés à la littérature, au cinéma, au théâtre, etc… pour agrémenter, développer et/ou enrichir la structure narrative :
- caractérisation et surcaractérisation : un conteur peut parler que d’un personnage, le décrire, évoquer son passé, des ses rêves, etc… ou amplifier les caractérisations.
- flash-back (ou analepse = un retour sur des événements antérieurs au moment de la narration // une vieille photo peut être un prétexte à un retour dans le passé).
- anticipation (flashforward ou prolepse = raconter d’avance un événement qui va avoir lieu plus tard dans la narration // une boule de crystal serait un moyen d’y arriver).
- ellipse (omettre certains éléments logiquement nécessaires à l’intelligence du texte // ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants :-).
- allusion : un conteur reprend une image typique d’un des conteurs précédents.
- mise en abîme (représenter une œuvre dans une œuvre de même type // Cendrillon qui lit une version simplifiée, contemporaine, etc. de Cendrillon).
- extradiégèse (Un narrateur extradiégétique, la voix narrative, est extérieur à la narration, à l’histoire racontée = narrateur omniscient : le conteur).
- intradiégèse (C’est typiquement un personnage de récit qui se met à raconter un récit enchâssé = Schéhérazade des Mille et une nuits en est un exemple classique).
- anachronisme (un personnage ou un objet qui est postérieur à la scène relatée).
- uchronisme (remonter dans le temps pour modifier le passé // La mère de Cendrillon ne meurt pas).
- recommencement (comme dans le jeu Serpents et Échelles, on glisse dans l’échelle et on recommence à zéro).
- contamination (Cendrillon devient Alice au Pays des Merveilles).
- fantasme (Cendrillon s’imagine un déroulement qui n’existe pas = que sa mère est toujours vivante).
- point de vue (Cendrillon était grande et blonde ou Cendrillon était petite et brune).
- aparté (discours qu’un protagoniste se tient à lui-même de manière à le faire entendre au seul spectateur ou à l’un des personnages présents sur scène).
- chute (conclusion inattendue).
- délibératif (Le héros délibère avec un autre personnage ou avec lui-même pour savoir s’il est opportun ou non d’entreprendre une action // Cendrillon se demande ou demande à l’assistance si elle devrait essayer la chaussure).
- didascalie (indications scéniques fournies par l’auteur sur le jeu des personnages).
- voix narrative (narration à la première personne, à la deuxième personne, à la troisième personne… // le conteur devient un personnage qui soliloque ou qui dialogue avec un conteur, l’assistance ou un autre personnage).
- intertexte ensemble des textes en relation (par le biais par exemple de la citation, de l’allusion, du plagiat) dans un texte donné // Cendrillon croise Blanche Neige.
- etc.
Références :
- La voix narrative.
- Figures de style et vocabulaire littéraire.
- Tableau récapitulatif des figures de style.
- Lexique des termes littéraires.
- Récit enchâssé.
- Sur le narrateur.
- Glossaire du théâtre.
- Lexique du cinéma.
© André Lemelin
Rire
Le génie de Fred Pellerin ou quand le conte faire rire (2007)
Fred Pellerin est un conteur et, en ce qui me concerne, un conteur exceptionnel (l’animateur des « Dimanches du conte », Jean-Marc Massie, l’a déjà qualifié de « petit Mozart du conte »). Tout le monde (ou presque) l’aime, voire l’adore : le public est enchanté et les journalistes, à l’affût de la dernière tendance « in », l’encensent aveuglément, de telle sorte qu’il faut être un ermite pour ne pas en avoir entendu parlé. Si le renouveau du conte au Québec a donné un coup de pouce à l’ascension de Fred Pellerin, ce dernier est en train de lui remettre le change avec des intérêts généreux.
Or, Fred Pellerin fait rire, beaucoup rire, voire rire un peu trop selon certains. L’automne dernier, Michel Faubert s’est inquiété du danger que « l’humour devien[ne] un peu le virus dangereux du conte ». Dans le milieu du conte, « ça » jase beaucoup et le « phénomène Pellerin » suscite, selon les uns ou les autres, admirations, interrogations, déceptions… Et voilà que, dernièrement (« C’est bien meilleur le matin », 9 janvier 2006), Claude Meunier parlait des jeunes humoristes et y associait pêle-mêle le conteur Fred Pellerin et les Denis Drolet.
Ce n’était qu’une question de temps avant que ne soit lancée la question à mille piastres : Fred Pellerin est-il toujours un conteur ou est-il devenu un humoriste ?
Le génie de Fred Pellerin
Que nous raconte donc Fred Pellerin ? Comme beaucoup de conteurs (Claudette L’Heureux qui nous cause de Maniwaki, Denis Gadoury de Saint-Thomas, Bryan Perro de St-Jean-des-Piles…), il nous concocte des histoires tirées de son village natal, Saint-Élie-de-Caxton, et de son coin de pays, la Mauricie. Ce qui est original, dans son cas, c’est la manière dont il nous en parle : sous la forme d’une bande dessinée qui n’est pas sans rappeler les aventures d’« Astérix et Obélix ». (Dans les deux cas, nous avons un village mythique, un territoire affectif, des personnages typés et récurrents, Astérix, Obélix, Panoramix… versus la belle Lurette, Babine, Dièse…, un contenu qui s’adresse à un public de tout âge, des épisodes autonomes, etc.)
Ensuite, à l’instar d’un bon nombre de conteurs, Fred Pellerin superpose les aventures de ses personnages sur des structures de contes traditionnels ; nous nous retrouvons donc en présence de deux lectures simultanées : l’apport de création personnel du conteur et les références à un conte de répertoire.
Mais le génie à proprement parlé de Fred Pellerin réside dans sa capacité exceptionnelle non seulement à « broder sur des canevas », ce qui est une caractéristique des conteurs, mais, encore plus, à « jongler avec les images » et à recréer en direct des nouvelles figures narratives (voire même une nouvelle variante du conte), tout en prenant un malin plaisir à jouer avec les mots. C’est dire que là où la majorité des conteurs refont, d’une fois à l’autre, la même histoire, avec des figures ressemblantes, dans un ordre semblable, avec des mots différents, Fred Pellerin peut re-faire une histoire, avec des mots différents, des figures renouvelées, et dans un ordre nouveau.
Et en plus, il fait rire ! De quoi rendre jaloux le Pape en personne !
Fred Pellerin est-il un humoriste ?
Fred Pellerin fait rire simplement par sa présence, ses mimiques, ses hésitations… Il est « charismatiquement » drôle ou, si vous voulez, il possède un langage corporel naturellement drôle. Cette qualité d’être simplement présent et de communiquer le rire vient maximiser cette propriété essentielle de l’art du conteur : celle d’être en relation avec l’auditoire. (D’ailleurs, Fred Pellerin la possède tellement qu’il ne se gêne pas pour interpeller le public directement par le nom de la ville où il se trouve ; c’est ainsi, qu’à Longueuil, il s’adressera à la foule : « Alors, Longueuil, tu me suis-tu ? » Et cette dernière de répondre comme si elle était « une »…)
Attendu que les clowns, les contorsionnistes, les mimes, etc. communiquent avec un langage corporel et, même si certains peuvent être drôles et que d’autres font beaucoup rire, on s’entend pour ne pas confondre leur pratique avec l’humour ; de toute évidence, ce n’est pas de cette manière que Fred Pellerin pourrait être qualifié d’humoriste mais plutôt par le contenu de ses contes et la forme de ses images.
Mais voilà : le rire ne fait pas l’humoriste !
Si le conteur et l’humoriste ont plusieurs points en commun (ils sont souvent seuls sur la scène, brodent sur des canevas, sont en relation avec le public…), ils s’éloignent aussi sur d’autres aspects. Je soulignerai la différence la plus évidente : le conteur est conditionné par un procédé narratif oral (raconter des histoires : contes, récits, légendes…) et ses effets peuvent être multiples : rire, réflexion, toucher l’imaginaire… ; l’humoriste, quant à lui, est conditionné par un effet, le rire, et ce sont ses procédés qui peuvent être nombreux : monologues, imitations et, pourquoi pas, le conte ! L’un est soumis à un procédé, le conte, et l’autre à un effet, le rire (même si le rire, à son tour, peut générer des réactions : divertissement, réflexion, catharsis…)
En cela, si le conteur veut raconter une histoire drôle (tant par le contenu des contes ou la forme des images), il reste un conteur à part entière, son procédé (le conte) précédant son effet (le rire). D’ailleurs, il y a une multitude de contes traditionnels drôles, comme il y a des chansons à répondre qui font rire (pourtant, dans le second cas, on ne se demande pas si le chanteur est un humoriste. On peut en dire de même du théâtre de Guignol et de la Commedia dell’ arte).
Ce n’est pas le rire, ni sa quantité, ni même sa qualité qui mine le conteur ou qui va le « métamorphoser » en humoriste ; c’est la disparition du procédé « conte » ou sa soumission à l’effet « rire », et c’est en posant la question, « que veut-on faire : raconter des histoires (drôles) ou faire rire (en racontant des histoires) ? », que nous trouverons des réponses (différence qui n’a rien à voir, soit dit en passant, avec une « définition » des genres, sur laquelle je reviendrai plus tard à propos du conteur).
Enfin…
Mais voilà, ce qui peut paraître simple dans certains cas ne l’est pas nécessairement dans d’autres car si les notions d’effet et de procédé prennent toute leur signification à un certain niveau, paradoxalement, elles les perdent à un autre, à un niveau d’excellence, là où le procédé et la finalité se confondent, l’une motivant l’autre qui la reconditionne à son tour… Ainsi, par exemple, pour Yvon Deschamps, le monologue devenait rire et le rire monologue. Il en était de même pour les soliloques de Sol (Marc Favreau). Je crois qu’il en est pareillement pour Fred Pellerin. Dans leur cas, il se produit une mutation : la « performance » transcende le procédé (conte ou monologue) et l’effet (rire) et culmine dans une catégorie plus universelle et plus vaste, celle de virtuosité : la « maestria ». Et, quant à moi, rendu là, répondre à la question du genre (conteur ou humoriste ?) est superflu …
© André Lemelin
Conte
Le conte ne fait pas le conteur (2006)
« De sa vie, paraît-il, il n’a jamais raconté deux fois la même histoire. Il racontait pour un lieu, une famille, une personne des histoires qui s’adaptaient à leur réalité. » Whisky et Paraboles, Roxanne Bouchard.
« Que le conteur s’équipe des artifices de la scène ne fait pas forcément du plus grand conte, mais plus souvent du petit théâtre. » Christian-Marie Pons.
Avertissement
Je sais très bien que dans l’exercice manifeste du conteur, les limites ne sont pas aussi tranchées que dans le texte que je propose ici, que dans la définition que j’avance, comme des conclusions que j’en tire. Dans la pratique, il y a des zones grises, des chevauchements, de l’indéfini…
Mais dans la réflexion, si l’on veut comprendre et aller au bout des raisonnements, les compromissions ne sont pas les bienvenues : il « faut rêver très haut pour ne pas réaliser trop bas » même si l’« idéal n’est souvent qu’une vision flamboyante de la réalité. »
Donc, à ne pas suivre à la lettre, même si peut-être que.
Préambule
Le conte au Québec est à la mode et les conteurs sont invités sur beaucoup de scènes et tribunes ! Bon nombre d’intéressés veulent devenir conteurs et d’autres tout à coup s’honorent du titre. Du même pas, paraît-il que le conte fait rire diablement et que certains s’en offusquent beaucoup ! En revanche, lorsque le conte se transforme en spectacle, ceux-là mêmes applaudissent très fort.
Mais, dans tous les cas, la majorité d’entre eux a oublié de se poser une question fondamentale : « qu’est-ce donc qu’un conteur ? »
Je répondrai ici à cette question et la réponse, je l’espère, fera en sorte que nous aurons une meilleure compréhension du conte pour qu’il ne devienne pas n’importe quoi entre les mains de n’importe qui, comme ces spectacles théâtralisés que l’on voit de plus en plus, qui n’ont du conte que l’appellation…
1 Le conte n’est pas à l’abri de l’altération
Comme je l’ai laissé entendre dans mon texte Le génie de Fred Pellerin ou quand le conte fait rire , je ne crois (toujours) pas que le conte soit mis en péril par le rire même si ce dernier peut faire en sorte que le conte « drôle » prenne plus de place dans la grande famille du conte.
En fait, il y a des menaces plus sérieuses qui planent sur le conte comme le processus complexe de sa commercialisation ou des tromperies plus sournoises comme la confusion (entretenue ou non) entre le conteur et l’interprète de contes.
Comme elle le fait avec toutes les activités humaines, la commercialisation affecte le conte en profondeur ; je pense ici aux questions de professionnalisation, de rémunération, de médiatisation, de marchandisation, de théâtralisation, d’industrialisation (« création / production / diffusion »), etc…
Mais de tous ces erzats, c’est la spectacularisation du conte, « qui est la transformation d’une soirée (ou matinée ou après-midi) de contes en spectacle de contes », qui est le plus insidieux, car elle altère (« dégradation par rapport à l’état initial ou normal d’une chose ») le conte et abolit la relation que le conteur entretient avec l’assistance.
Quant à l’imprécision entretenue entre le conteur et l’interprète de contes, elle laisse supposer qu’est conteur celui qui « dit » un conte, et que lorsqu’un interprète « fait » un conte, qu’il est un conteur, ce qui loin d’être le cas.
Or, pour comprendre pleinement en quoi la spectacularisation du conte et la confusion commise entre le conteur et l’interprète de contes affectent le conte, nous ne pourrons pas faire l’économie d’une définition de ce dernier. Je vais donc m’avancer là où beaucoup préfèrent s’esquiver.
2 Prémisses à une définition
Si je me suis amusé, dans Le génie de Fred Pellerin ou quand le conte fait rire, à distinguer l’humoriste et le conteur en utilisant les notions utiles (et faciles) de procédé et de finalité, il n’en restait pas moins que je n’y avais pas défini le conteur. Mais alors, qu’est-ce donc qu’un conteur et en quoi se distingue-t-il des autres « artistes » ?
Je vais avant tout souligner que, dorénavant, lorsque je parlerai du conte, j’entendrai celui de tradition orale ou traditionnel (qui n’a par conséquent rien à voir avec la littérature écrite – même si un conteur peut aussi être un écrivain, autant qu’un photographe peut être peintre), et lorsque j’utilise le qualificatif « traditionnel », je décris la « manière » de conter et non pas les types ou les contenus des contes.
Quant au conteur, je pense à ceux qui étaient là pour divertir et réjouir leur assistance, autant qu’aux griots ou aux conteurs amérindiens (puisque, dans les faits, ces derniers apportaient – délibérément, indirectement et / ou inconsciemment – des modifications à leurs narrations, et que la structure et le contenu des récits se transformaient manifestement de génération en génération).
Aussi, lorsque je parlerai du conteur, je le supposai soliste, expérimenté et ayant accumulé avec le temps un répertoire significatif de contes (par distinction à un conteur débutant qui a à parcourir le chemin de l’apprentissage, de l’expérience et de l’accomplissement).
* * *
Ensuite, je vais mettre de côté deux erreurs communes qui sont de confondre le conteur et l’artiste ou de définir le conteur par son matériau, qui est le conte et les mots qui le forgent. (Je préfère utiliser le terme matériau car il évite la confusion avec les genres de conte – fantastique, animalier – ou le contenu des contes – l’ensemble des significations).
Je distingue « artiste » et « conteur », car « un conteur n’est pas forcément un artiste », à moins que l’on utilise le mot « artiste » indistinctement et de façon élargie, ou à moins que le conteur ne fasse le choix « affirmé » de l’être. J’entends par artiste celui « qui pose de façon consciente et déterminée un regard particulièrement lucide, sensible et critique sur le monde auquel il appartient et qui le partage publiquement par les arts ». C’est ainsi que les conteurs d’autrefois ne se définissaient pas comme des artistes alors que des écrivains et peintres le faisaient. De plus, il faut aussi comprendre l’art et l’artiste comme des catégories plus larges (genre) qui regroupent différentes pratiques (espèces) : théâtre, peinture, danse… Ainsi, tenter de définir le conte avec des qualités propres aux artistes revient à lui attribuer des qualités génériques, ce qui est bien loin de le caractériser.
C’est parce qu’un conteur n’est pas nécessairement un artiste que je parlerai du conte comme un savoir-faire (« habileté acquise par l’expérience et par l’apprentissage ») et non comme un art.
En second lieu, une autre erreur que l’on fait couramment est d’affirmer que celui qui « dit » un conte est un conteur. Or, on ne définit pas une pratique (artistique ou autre) exclusivement par son matériau (qui est le « type de matière qui entre dans la construction d’un objet fabriqué » ; ici, le conte et les mots qui le forgent) mais aussi par la « forme » et la « manière » de s’approprier et de donner ladite matière. Définir le conteur exclusivement par son matériau, c’est soit nier le savoir-faire spécifique du conteur ou employer le mot « conteur » au sens très extensif du terme et, par là, en faire une pratique indistincte.
Pour définir le conte, il faut le faire à la fois par « son matériau et par son savoir-faire » et cette définition, nous en conviendrons, devra être à la fois assez large pour inclure les conteurs et à la fois assez pointue pour exclure les autres pratiques, dans le but simple de les différencier et non pas de les cloisonner ou de les mettre sur une échelle de valeurs.
3 Définition du conteur
En acceptant que, en plus de son matériau, le conteur possède un savoir-faire original (supposant l’apprentissage de certains procédés et l’acquisition d’habiletés) se déroulant dans un contexte particulier, le conteur est…
« cette personne qui a retenu un conte, qui l’a mémorisé par répétitions orales et qui l’a transformé en canevas sur lequel elle peut broder ses mots — tout en demeurant elle-même et en relation avec l’assistance, dans un lieu approprié ».
Cette définition, telle qu’elle, ne doit être et n’est applicable, en tous ses éléments, qu’au conteur et à personne d’autre, et le conteur doit répondre (à différentes valeurs, selon les conteurs) à tous ses éléments (bien que chacun d’eux pris individuellement n’est pas spécifique au conteur, puisque c’est leur combinaison qui est unique).
4 Commentaires sur les éléments de la définition
Pour bien comprendre les éléments de la définition et l’éclairage qu’ils nous apportent sur notre compréhension de ce qu’est un conteur, comme de ce qu’il n’est pas, je vais la reprendre en numérotant un à un ses éléments et en ajoutant quelques précisions ; ainsi nous serons en mesure de mieux suivre les commentaires ci-dessous. La définition étendue se lit alors comme suit : le conteur est…
« cette personne qui a [1] retenu (« ne pas oublier, se souvenir de…, suite à une écoute, une lecture ou une création) [2] un conte, qui l’a [3] mémorisé (se l’est approprié) par répétitions orales et qui l’a [4] transformé en canevas (plan détaillé d’images mentales) sur lequel elle peut broder ses mots (pour forger la narration de son conte) — tout en demeurant [5] elle-même et [6] en relation avec [7] l’assistance, dans [8] un lieu approprié ».
* * *
1. Retenir un conte : transmission et création
Traditionnellement, par le canal du bouche à oreille, le conte se transmet et la légende se transforme ; quant au récit de vie, il s’invente ; aucun d’eux n’est appris mais ils sont entendus, lus (à l’époque actuelle) ou créés, et certains sont gardés en mémoire en vue d’être contés (après avoir été mémorisés par répétitions orales et transformés en canevas).
La transmission orale faisait et fait toujours que le conteur n’apprend pas mot à mot le conte entendu mais qu’il le rappelle à sa mémoire et qu’il finit par l’apprendre en se le répétant oralement ; il en résulte ainsi une réappropriation (voir l’élément suivant).
Ensuite, la transmission des contes s’est élargie avec la lecture et l’écriture, et l création côtoie de plus en plus le répertoire. Je me permets de penser que, même si bon nombre de conteurs trouvent leurs contes dans les livres ou les écrivent, cela n’affecte pas le savoir-faire du conteur tant qu’est respectée la réappropriation par répétitions orales et le brodage sur canevas, puisque l’important n’est pas comment les contes sont « acquis » mais comment ils sont « appris » pour être « redonnés ». (Ainsi, pour un texte écrit, il s’agira, après la lecture, non pas de l’apprendre mot à mot, textuellement, mais de « rappeler à la mémoire » l’histoire lue une ou quelques fois pour la reconstruire sous la forme d’un canevas mental par répétitions orales.)
2. Le matériau : le conte
Le matériau du conteur est une narration orale (les mots qui la forgent), et cette narration est une suite d’événements et / ou de faits réels ou imaginaires qui peut s’exprimer sous la forme de contes, de récits, de légendes, de mythes… que je l’appelle tout simplement « contes ».
En ce sens, puisque le conteur tout comme le comédien, le diseur, l’interprète… peuvent partager le même matériau, c’est-à-dire le conte et les mots qui le forgent, ni le conte et ni le simple fait de le « dire » ne suffisent pour caractériser le conteur ; en plus du matériau, c’est la « manière » de le faire sien (mémorisation par répétitions orales) et de le rendre oralement (brodage sur canevas) qui sont déterminants.
Pour bien comprendre en quoi la « manière » est décisive, on peut prendre l’exemple du chant : le fait de « dire » une « chanson » (« texte chanté sur un air de musique ») ne fait pas de quelqu’un un chanteur, c’est le fait de la chanter qui l’assure : la manière, qui est le savoir-faire, c’est-à-dire la chanter (« émettre avec la voix des sons modulés et musicaux ») est aussi déterminant (et peut-être même plus) que le matériau que sont les mots qui forgent le texte de la chanson.
3. La réappropriation
Le conteur n’apprend pas mot à mot ses contes, il entend, lit ou compose un conte et se le réapproprie (l’apprend, le fait sien) par le procédé de « répétitions / additions / suppressions ».
Le procédé de « répétitions / additions / suppressions » se déroule ainsi : le conteur rappelle à la mémoire l’histoire entendue, lue ou créée et la répète pour l’apprendre et la reconstruire mentalement par séquences d’images ; au fil des répétitions orales, le conteur ajoute des passages là où il ne peut se rappeler de certaines parties de l’histoire et / ou en enlève là où le contenu ne correspond pas à sa personnalité, à sa parlure, etc. En bout de ligne, il y a eu réappropriation.
En fait, nous pourrions dire que la réappropriation est au conteur à peu près ce que l’improvisation est au jazzman, et que les contes réappropriés ressemblent à la manière dont les standards sont construits en jazz où il s’agit à la fois d’un « hommage au compositeur originel, et d’un exercice de style où le musicien s’en démarque, faisant preuve d’originalité et d’initiative ». C’est d’ailleurs la réappropriation qui a permis que l’on retrouve aujourd’hui au Québec des centaines de versions de Rose Latulippe qui s’inspirent du même thème et pourtant qui sont traitées à chaque fois de façon originale !
4. Le brodage sur canevas
Le conte réapproprié reste à l’état d’un « canevas mental détaillé » (que sont les images mémorisées du conte entendu, lu ou créé) sur lequel le conteur brode avec ses mots pour forger la narration de son conte.
En d’autres termes, le conteur donne son conte « presque toujours semblablement » (successivité des images du canevas) ; bien que, selon les fois, il peut le faire avec des ajouts, retraits, oublis, inversions, en une version plus longue ou plus courte, avec d’autres mots, etc.
Même si le conte, avec le temps et à force de le conter, se précise (comme un sentier dans les bois se dessine à force d’y marcher), le conteur n’a jamais appris du texte, mais a trouvé des mots pour illustrer ses séquences d’images mentales ; ainsi, le conte demeure « ouvert » et susceptible de se transformer (oublis et additions) au fil du temps.
Le canevas permet de faire la différence entre l’improvisateur et le conteur : l’improvisateur développe ses idées sans support thématique en même temps qu’il improvise, il invente « en direct » une trame, une histoire, etc. ; le conteur brode sur un cavenas connu : le début, le déroulement et la fin du conte sont fixés, ce sont les mots qui sont à dire et l’assemblage des images qui peuvent varier.
Évidemment, le conteur, s’il n’improvise pas son conte, a tout le loisir d’inventer à l’intérieur de celui-ci en développant ses images.
5.L’identité
Le conteur, lorsqu’il conte ses histoires, reste identique à lui-même, c’est-à-dire qu’il demeure unique, invariable et caractéristique ; il ne joue pas, ne se prend pas ni ne devient quelqu’un d’autre.
L’identité aide à faire la différence entre le comédien et le conteur : le comédien joue un personnage, devient quelqu’un d’autre (le personnage qu’il joue) ; le conteur reste le même et conte l’histoire d’un personnage (même si, « occasionnellement », il peut jouer ou emprunter la voix d’un personnage).
C’est aussi l’identité qui nous permet de faire la différence entre un conteur qui donne un récit de vie et un comédien qui fait un monologue. Le monologue est le « discours qu’un personnage seul en scène se tient à lui-même » devant des spectateurs alors que le récit est une narration que le conteur partage avec l’assistance.
Bien sûr, le conteur et le monologuiste disent une histoire au « je ». Or, le premier conte un récit dont il a été témoin, dont il a pris connaissance ou qui lui est arrivé (en réalité ou en invention ; dans le second cas, nous serons près de la menterie) ; le monologuiste joue un personnage qui nous relate sa vie de personnage. Le comédien devient quelqu’un d’autre (un personnage) ; le conteur reste lui-même. (C’est, entre autres, pour cette raison que la grande majorité des Contes urbains du Théâtre Urbi et Orbi sont en fait des monologues urbains et non pas des contes, et que ceux qui les interprètes sont des comédiens et non des conteurs !)
6. La relation
La « relation » entre le conteur et l’assistance est une « coexistence » directe, personnelle et vécue.
La coexistence est le fait d’être ensemble, hic et nunc ; c’est une relation humaine partagée, et c’est pourquoi elle est directe et non médiatisée (par un support : film, télévision, disque…), personnelle, car elle se déroule entre des personnes rapprochées et individuées (et non pas face à une foule monolithique et anonyme) et vécue puisque qu’on assiste à la soirée de contes plutôt qu’on ne le regarde.
La coexistence directe, personnelle et vécue exige, par sa nature, qu’il n’y ait (idéalement) pas d’obstacle entre le conteur et l’assistance. C’est dire que tout ce qui peut affecter la relation dans une situation contée sera considéré comme préjudiciable, car toute dégradation de la relation transforme la coexistence directe, personnelle et vécue entre un conteur « et » une assistance en une situation indirecte, impersonnelle et passive, en une contemplation d’un conteur « par » des spectateurs.
La relation n’est rien de moins que la « vitalité » du conte et détermine le contexte dans lequel une soirée de contes se déroule.
7. L’assistance
L’assistance est un « ensemble des personnes assemblées en un lieu qui prennent part à quelque chose ».
C’est la relation, qui est une coexistence directe, personnelle et vécue, qui nous fait parler d’une assistance plutôt que de spectateurs. Dans une assistance, les personnes présentes prennent part à l’activité et sont agissantes (comme lorsqu’on porte assistance à quelqu’un, qui est l’action d’aider ou de secourir). L’assistance supporte le conteur lorsqu’il brode avec ses mots sur le canevas de son conte et l’accompagne pour faire en sorte que cette rencontre se réalise pleinement.
C’est l’expérience qui fera de l’assistant une personne familière, avertie et compétente qui pourra appuyer le conteur. Bien entendu, toutes les personnes présentes dans l’assistance ne sont pas obligées d’être agissantes ; elles en ont le choix et surtout la liberté. Quoique, de toute façon, par sa simple présence, la composition de l’assistance guide le conteur sur les choix de ses contes, car ce dernier ne conte pas indistinctement la même chose à des habitués, à un rassemblement familial ou à des enfants.
En cela, l’assistance est le contraire des spectateurs qui sont considérés en tant que foule involontaire contemplant passivement une représentation sans pouvoir influer sur son cours.
8. L’intimité du lieu
Pour que les éléments de l’assistance et de la relation soient tout à fait effectifs, l’acte de conter doit se dérouler dans un endroit approprié, convivial et intime, « à la mesure de la rencontre entre le conteur et l’assistance ».
Pour que la coexistence directe, personnelle et vécue soit manifeste, ne pourront prendre place dans ce lieu convivial qu’un nombre déterminé de personnes (selon l’endroit et l’aptitude du conteur). C’est à partir du moment où le conteur ne peut plus considérer singulièrement les gens présents que le nombre déterminé de personnes passe en surnombre, que le groupe se transforme en foule, que l’assistant devient spectateur et que la relation se change en représentation ou en contemplation.
De plus, trop nombreuse, l’assistance, même si elle le voulait, ne pourrait plus prendre part individuellement à la soirée.
* * *
Cette définition du conteur, essentiellement, ce qu’elle nous montre, c’est en quoi le conte est un savoir-faire spécifique à part entière : ce n’est pas le conte qui fait le conteur, mais le fait de conter et le contexte dans lequel il se déroule.
Quant à la compréhension des commentaires sur les éléments de la définition, ils nous permettent de revenir à nos préoccupations premières : à savoir qu’un interprète de contes n’est pas un conteur et que la spectacularisation altère le conte.
5 L’interprète de contes n’est pas un conteur
J’entends par interprète celui « qui exprime de manière personnelle la pensée, les intentions d’une œuvre artistique, qu’elle soit littéraire, théâtrale ou autres… » et qui aura éventuellement fait « l’exploration et [acquis] la maîtrise des différents moyens d’expression du comédien ».
Lorsqu’un interprète « incarne » un texte (littéraire ou dramatique, le texte d’un auteur, voire même le sien, un conte, un poème, un monologue…) il le fait avec technique, art et émotion, de manière personnelle et il le maintient texto ; quant au conteur, il s’approprie un conte et par là le transforme en canevas (qui est un plan détaillé d’images mentales) sur lequel il brode ses mots pour re-forger le conte.
Dit autrement : l’interprète apprend textuellement les mots d’une oeuvre en conservant l’intégrité de celle-ci (ou de son adaptation, ou de sa mise en scène) ; le conteur « re-construit » l’histoire en la répétant et en modifiant son conte (ajouts / retraits) au fil de sa narration. Les démarches sont inversées : l’un mémorise des mots et trouve des images pour les rendre vivants ; l’autre mémorise des séquences d’images et trouve des mots pour leur donner vie.
Mais encore, le texte littéraire ou dramatique, qu’il soit dans un livre ou dit par un interprète, étant écrit (« définitif » dans sa forme et son contenu), est supposé être « objectivement bon » (du moins, on le souhaite car on n’irait pas interpréter en connaissance de cause un texte de piètre qualité) ; c’est-à-dire qu’il est « objectivement bon » indépendamment de l’interprète qui le dit et de ceux qui l’écoutent. Par exemple, le poème Les corbeaux de Rimbaud, qu’il soit dit par Ferré ou un amateur, devant quinze ou trois cents personnes, sera toujours magnifique – même si la façon de le dire, elle, peut varier.
Le conte oral, lui, ne peut pas être « objectivement bon » puisqu’il n’existe pas encore totalement, n’étant pas complet ni dans sa forme ni dans son contenu, car il n’est qu’à l’état de canevas (même avancé) : c’est la rencontre entre le conteur et l’assistance dans le lieu approprié qui va permettre au conte de se déployer grandiosement, et c’est dans cette conjonction que le conte comme savoir-faire original trouve toute sa singularité, son unicité, sa totalité.
* * *
Il s’ensuit visiblement que conter et interpréter sont deux pratiques distinctes et que chacune d’elles possède un savoir-faire unique, magnifique et caractéristique qui est plus souvent qu’autrement antinomique.
6 Aperçus et différences entre une soirée de contes et un spectacle de contes
Lors d’une soirée de contes, le conteur brode son conte avec ses mots sur un canevas en relation avec l’assistance présente (enfants, adultes, habitués ou non…), tout comme il choisit ses contes et leur enchaînement en fonction de cette dernière et de l’endroit où il se trouve (cuisine, classe d’école ou café de quartier). Selon la réaction de l’assistance et l’ambiance de la soirée, les histoires prendront leur envol ou couperont au plus court. Peut-être le conteur devra-t-il expliquer quelques passages d’un récit exagéré qui n’ont pas été acceptés par certains sceptiques… En fait, on ne sait pas ce qui va vraiment se dérouler, car le conteur est en relation avec l’assistance et cette dernière l’est avec le conteur : ils « s’inter-influencent ! ».
Pour un spectacle de contes, le « conteur » a souvent appris ses contes par coeur, il leur a imputé un ordre de succession arrêtée, le tout est chapeauté par un titre unificateur et une thématique balise le spectacle. Lors des représentations, il racontera ses contes pareillement et dans le même ordre. Il pourra aussi être accompagné par des musiciens (ou une trame musicale) qui interviendront à des endroits précis selon des conventions établies ; la représentation pourra être soutenue visuellement par un décor scénique, si minimal soit-il, et par des effets d’éclairages.
7 Spectacularisation d’une soirée de contes
Ces différences, qui, à première vue, paraissent être purement stylistiques, affectent profondément la nature même du conte. Pour comprendre pleinement la perte subie dans la transformation d’une soirée de contes en spectacle de contes, ce que j’appelle la spectacularisation du conte, il faut connaître les deux composantes du (concept de) « spectacle » : la représentation et la répétition à l’identique.
Représentation (1)
A priori, on peut mettre de côté l’aspect « représentationnel » du spectacle, car la représentation (de quelqu’un ou de quelque chose d’absent) ne s’applique pas lors d’une soirée de contes où le conteur demeure lui-même, contrairement au comédien qui peut représenter un personnage lors d’une pièce de théâtre (comme une toile figurative peut représenter un paysage). Dans ces derniers cas, re-présenter, c’est rendre présent, c’est-à-dire « assurer la présence » ou « remplacer » quelqu’un ou quelque chose d’absent. Or, le conteur est là et ne présente personne d’autre que lui-même.
Répétition à l’identique
C’est plutôt la dimension structurelle du spectacle, la re-présentation, la répétition à l’identique, qui nous intéresse ici puisqu’elle est « un déroulement où le contenu et la forme sont décidés et fixés à l’avance » et où « ce qu’on re-présente au public est inchangé, d’une fois à l’autre, lors de plusieurs séances ».
(Si, lors d’un spectacle, le contenu et / ou la forme ne sont pas fixés, c’est que l’appellation « spectacle » est donnée à tord ou au sens large d’une « manifestation publique », et que l’on assiste plutôt à un autre sorte d’événement comme le sont les veillées de contes, les soirées de danses, les jams sessions, les improvisations, les happenings, etc. Ces derniers, justement, tels que les expliquait Allan Kaprow au début des années 60, ont été institués en réaction au caractère non participatif et invariable du « spectacle ».)
Lorsque la soirée de contes « cordiale » se fixe en spectacle « prédéfini » reproductible et re-présentable, ce qui est figé, c’est non seulement le contenu (les mots qui forgent le conte) et la forme (le brodage sur canevas et l’enchaînement des contes), mais aussi la relation entre le conteur et l’assistance ; ainsi, l’activité souple et adaptable qu’est la soirée de contes devient arrêtée, définie, réglée ; elle n’est plus relationnelle mais « autosuffisante ».
Aussi bien que, dans un premier temps, en remplaçant le brodage par du « par cœur » et le canevas par un texte littéral, le conteur se change en interprète.
Dans un second temps, en retirant à l’assistance le droit d’influencer la soirée de contes, on la transforme en spectateurs passifs.
Représentation (2)
Ironiquement, voilà que la représentation, qui était absente dans un premier temps, apparaît par le détour de la bande : un conteur qui spectacularise le conte se mute en un interprète de contes qui se présente (à lui-même et aux autres) comme un conteur ; il est en représentation (de lui-même) puisqu’il persiste à se montrer comme le conteur qu’il n’est plus ! Mais n’est-ce pas là le propre du comédien, que de jouer un personnage ?
C’est ainsi que la spectacularisation du conte, en cristallisant le contenu, la forme et l’enchaînement des contes, et en changeant la relation en représentation ou en contemplation, transforme le conteur en interprète, l’assistance en spectateurs, et le savoir-faire du conte en « autre chose » qui n’est plus (vraiment) du conte mais qui prétend ou pense en être (véritablement).
(Est-il besoin de préciser qu’il ne faut pas confondre le conteur spectaculaire – celui qui transforme une soirée de contes en spectacle de contes et le conteur performatif ou expressif qui produit des effets visuels ou émotionnels ? Le conteur peut très bien être performatif et expressif sans pour autant spectaculariser le conte.)
8 Théâtralisation
Pas plus qu’il ne faut assimiler la spectacularisation, qui est structurelle, et la théâtralisation, qui a à voir avec les dispositifs scéniques (espace, objets, scénographie, costumes, environnement sonore, éclairage…) ; la spectacularisation abolit le conte de l’intérieur (en changeant sa nature) tandis que la théâtralisation atrophie le conte de l’extérieur.
Dans la théâtralisation, chaque dispositif scénique brime la relation que le conteur entretient avec l’assistance : hauteur et éloignement de la scène, individus laissés dans l’obscurité, 4e mur (écran imaginaire qui sépare l’acteur du spectateur), capacité nominale de la salle (surnombre), éclairage aveuglant sur le conteur, amplification, etc.
Tous ces dispositifs scéniques amenuisent la relation que le conteur entretient avec l’assistance car chacun d’eux l’en éloigne. C’est d’ailleurs un des paradoxe du théâtre ; vouloir se rapprocher humainement du public tout en le repoussant matériellement !
Contrairement à la spectacularisation qui change la nature du conte (de plusieurs de ses éléments), la théâtralisation ne fait que toucher à un seul : la relation. Elle ne la fait pas disparaître, mais elle la met en péril : plus il y en a de dispositifs scéniques, moins il y a de relation.
9 Le conteur et l’assistance ; une question de bonnes relations
Le conteur, lors d’une soirée de contes, est en relation avec une assistance « agissante » ; ce qui la rend active, c’est la relation partagée avec le conteur qui est une coexistence directe, personnelle et vécue.
Il faut comprendre que la relation est l’élément qui fait du conte une pratique vivante et partagée ; c’est aussi la relation qui rend possible le plein épanouissement du savoir-faire du conteur (broder avec ses mots sur le canevas de son conte) et qui va définir ses possibilités comme ses limites. Par exemple :
Le conte n’est pas un art de la scène
Il est aisé de comprendre qu’il y a une dégradation de la relation humaine et partagée (de la coexistence directe, personnelle et vécue) dans un contexte de théâtralisation scénique excessif ; ce qui en reste fait d’elle un rapport indirect, impersonnel et subi : ce n’est plus de la coexistence, c’est de l’existence médiatisée, c’est finalement de « l’éloignement ».
D’autre part, lors d’un spectacle de contes, non seulement le conteur n’a plus de relation avec l’assistance, mais l’assistance elle-même n’a plus de relation avec le conteur. L’un devient interprète, l’autre spectateur (d’une vedette).
Et il ne faut pas se méprendre : ce n’est pas parce que 350 personnes écoutent, rient ou rêvent dans une salle qu’ils sont en relation avec l’« artiste » ; ce serait confondre relation et réaction. Aussi vrai que l’on peut rire des farces d’un humoriste à la télévision ; aussi vrai que nous n’entretenons aucune relation avec lui.
La relation fait l’assistance
La relation humaine et partagée réunit le conteur et l’assistance, c’est une rencontre à double sens où l’assistance peut influer sur le cours de la soirée (sur le choix des contes, leur ordonnance, leur durée, etc., ce qui n’est pas le cas lors d’un spectacle où le contenu et la forme sont fixés à l’avance), de telle sorte que retirer à l’assistance son droit d’inflexion, c’est la priver de sa liberté à influer sur le cours de choses, autant qu’enlever au conteur sa « relation à l’assistance », c’est l’amputer du lien qui le relie au monde.
* * *
C’est pourquoi, et je le répète, le conteur ne doit pas conter n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment, à n’importe qui ; il doit attendre aux derniers instants, rendu sur les lieux, pour voir qui l’épaulera tout au long de la soirée, pour que les mots qui forgent ses contes se tissent merveilleusement sur leur canevas d’appui, dans un enchaînement exceptionnel !
C’est ce qui fait la différence entre un conteur et un interprète de contes, entre une soirée de contes et un spectacle !
© André Lemelin
Menterie
Concours de la meilleure menterie (2005)
RÈGLEMENTS (Rédigés par André Lemelin)
POINT DE DÉPART
Nous le savons, l’humour a pris une place considérable dans le paysage québécois et, Dieu merci, nous retrouvons toujours de bons humoristes qui savent nous faire rire tout en nous faisant réfléchir.
Les matches d’improvisation, quant à eux, ont su redonner aux amateurs de théâtre et aux acteurs le frisson du direct et, surtout, la création d’un moment éphémère qui ne se reproduira jamais.
Les soirées de contes, de leur côté, placent des ambiances chaleureuses où le conteur est en relation directe avec son public.
Mettez tout ça dans un sac et brassez ! Et vous obtenez le Concours de la meilleure menterie.
MENTERIE
- Une menterie est « une histoire incroyable que vous avez inventée et que vous racontez sous la forme d’un récit authentique ».
- Une menterie n’est pas un monologue (où le comédien joue un personnage), ni un conte traditionnel (où le conteur raconte l’histoire d’un personnage), ni des « jokes » humoristiques à la queuleuleu, ni un texte récité littéralement.
- Mais la menterie peut contenir une part de tous ces éléments.
CONTRAINTES
- Votre menterie doit être racontée au « JE » ; c’est à vous directement que l’histoire incroyable est arrivée, vous en êtes le protagoniste.
- Votre menterie doit être CRÉDIBLE !
DÉROULEMENT
- Les six meilleurs menteurs sélectionnés sur le répondeur et le gagnant de l’année précédente viennent se disputer le titre du Meilleur menteur.
- L’ordre de passage des menteurs est tiré au sort.
- La soirée se déroule avec ou sans thématique, selon le cas.
- Un animateur mène le bal et fait office d’arbitre.
- Les menteurs ont un minimum de 8 minutes et un maximum de 12 minutes* pour conter leur menterie. Un « Maître du temps » indique aux menteurs l’écoulement du temps. Si la menterie dure moins de 8 ou plus de 12 minutes, le menteur est disqualifié.
- Trois points de pénalités disqualifient le menteur (voir plus bas : Pénalités pour « faux-pas »).
- Si la menterie n’est pas crédible ou n’est pas arrivée directement au menteur (voir les Contraintes), le menteur peut-être disqualifié.
- Le public vote en fin de soirée à l’aide d’une carte de vote ; le gagnant est celui ou celle qui recevra le plus de voix. Le décompte est fait à partir du troisième, du deuxième jusqu’au premier qui reçoit le « Trophée du meilleur menteur » de l’année.
* Les menteurs doivent prendre en considération qu’ils devront peut-être s’expliquer dans leur menterie et prévoir du temps de réponse à l’intérieur des 12 minutes.
PÉNALITÉS POUR «FAUX-PAS»
- Avant le vote, des points de pénalité sont proposés par l’animateur et doivent être pris en compte par le public dans leur choix des meilleurs menteurs.
- Les point de pénalité sont donnés pour les « faux-pas » suivants :
- exagération non justifiée par le menteur ;
- le menteur ne répond pas au public ;
- abus de langage (sacres, grossièretés, scatologie, racisme, etc.) ;
- clichés déjà entendus mille fois et qui ne sont pas réinventés ;
- contradiction dans l’histoire (confusion dans les dates, les lieux, les personnages, les noms, dans l’histoire même…) ;
- genre non respecté (monologue, conte…) ;
- non-appropriation (récit connu par tout le monde et non renouvelé…) ;
- le menteur dit mot à mot un récit appris par coeur.
PUBLIC
- Le public peut manifester son doute face à un « faux-pas » en réagissant et en essayant de créer une « rumeur sonore » dans la salle pour forcer le menteur à s’expliquer.
- Le public doit éviter d’interrompre systématiquement le menteur et nuire à sa performance ; par conséquent, le public ne peut pas interpeler directement le menteur.
MENTEURS
- Dans le cas d’une « rumeur sonore » généralisée, le menteur doit justifier et/ou expliquer son exagération.
- Si le menteur ne répond pas au public, l’animateur intervient et demande au menteur de se justifier
- Si le menteur ne s’explique pas ou son explication n’est pas crédible, il encourt une pénalité d’un point.
ANIMATEUR
- L’animateur ne peut intervenir que lorsque le public manifeste son doute vis-à-vis une menterie ou lors de faux pas flagrant.
- L’animateur peut ramener le public à l’ordre s’il est trop bruyant.
- Lors du dialogue entre le menteur et l’animateur, le chrono est arrêté.
MAÎTRE DU TEMPS
- Le « Maître du temps » indique au menteur ainsi qu’au public le déroulement du temps : un premier carton indique que le temps mininum de huit (8) minutes est atteint et que par conséquent il reste 4 minutes ; un second carton indique qu’il reste deux (2) minutes ; un troisième carton indique qu’il reste une (1) minute ; un quatrième carton indique que le menteur a dépassé son temps et est disqualifié pour avoir dépassé les douze (12) minutes maximum.
© André Lemelin